DORANTE, CLITON.
(Dorante paraît écrivant dans une prison, et le geôlier ouvrant la porte à Cliton et le lui montrant.)
CLITON.
Ah ! Monsieur, c’est donc vous ?
DORANTE.
Cliton, je te revoi1 ?
CLITON.
Je vous trouve, Monsieur, dans la maison du Roi !
Quel charme, quel désordre, ou quelle raillerie,
Des prisons de Lyon fait votre hôtellerie ?
DORANTE.
Tu le sauras tantôt. Mais qui t’amène ici ?
CLITON.
Les soins de vous chercher.
DORANTE.
Tu prends trop de souci ;
Et bien qu’après deux ans ton devoir s’en avise,
Ta rencontre me plaît, j’en aime la surprise :
Ce devoir, quoique tard, enfin s’est éveillé.
CLITON.
Et qui savait, Monsieur, où vous étiez allé ?
Vous ne nous témoigniez qu’ardeur et qu’allégresse,
Qu’impatients désirs de posséder Lucrèce ;
L’argent était touché, les accords publiés,
Le festin commandé, les parents conviés,
Les violons choisis, ainsi que la journée :
Rien ne semblait plus sûr qu’un si proche hyménée2 ;
Et parmi ces apprêts, la nuit d’auparavant,
Vous sûtes faire gille3, et fendîtes le vent.
Comme il ne fut jamais d’éclipse plus obscure,
Chacun sur ce départ forma sa conjecture :
Tous s’entre-regardaient, étonnés, ébahis ;
L’un disait : "Il est jeune, il veut voir le pays" ;
L’autre : "Il s’est allé battre, il a quelque querelle" ;
L’autre d’une autre idée embrouillait sa cervelle ;
Et tel vous soupçonnait de quelque guérison
D’un mal privilégié dont je tairai le nom.
Pour moi, j’écoutais tout, et mis dans mon caprice
Qu’on ne devinait rien que par votre artifice.
Ainsi ce qui chez eux prenait plus de crédit
M’était aussi suspect que si vous l’eussiez dit ;
Et tout simple et doucet, sans chercher de finesse,
Attendant le boiteux4, je consolais Lucrèce.
DORANTE.
Je l’aimais, je te jure ; et pour la posséder,
Mon amour mille fois voulut tout hasarder ;
Mais quand j’eus bien pensé que j’allais à mon âge
Au sortir de Poitiers entrer au mariage,
Que j’eus considéré ses chaînes de plus près,
Son visage à ce prix n’eut plus pour moi d’attraits :
L’horreur d’un tel lien m’en fit de la maîtresse ;
Je crus qu’il fallait mieux employer ma jeunesse,
Et que quelques appas qui pussent me ravir,
C’était mal en user que sitôt m’asservir.
Je combats toutefois ; mais le temps qui s’avance
Me fait précipiter en cette extravagance ;
Et la tentation de tant d’argent touché
M’achève de pousser où j’étais trop penché.
Que l’argent est commode à faire une folie !
L’argent me fait résoudre à courir l’Italie.
Je pars de nuit en poste, et d’un soin diligent
Je quitte la maîtresse, et j’emporte l’argent.
Mais, dis-moi, que fit-elle, et que dit lors son père ?
Le mien, ou je me trompe, était fort en colère ?
CLITON.
D’abord de part et d’autre on vous attend sans bruit ;
Un jour se passe, deux, trois, quatre, cinq, six, huit ;
Enfin, n’espérant plus, on éclate, on foudroie.
Lucrèce par dépit témoigne de la joie,
Chante, danse, discourt, rit ; mais, sur mon honneur !
Elle enrageait, Monsieur, dans l’âme, et de bon cœur.
Ce grand bruit s’accommode, et pour plâtrer l’affaire5,
La pauvre délaissée épouse votre père,
Et rongeant dans son cœur son déplaisir secret,
D’un visage content prend le change à regret.
L’éclat d’un tel affront l’ayant trop décriée,
Il n’est à son avis que d’être mariée ;
Et comme en un naufrage on se prend où l’on peut,
En fille obéissante elle veut ce qu’on veut.
Voilà donc le bonhomme enfin à sa seconde,
C’est-à-dire qu’il prend la poste à l’autre monde ;
Un peu moins de deux mois le met dans le cercueil.
DORANTE.
J’ai su sa mort à Rome, où j’en ai pris le deuil.
CLITON.
Elle a laissé chez vous un diable de ménage :
Ville prise d’assaut n’est pas mieux au pillage ;
La veuve et les cousins, chacun y fait pour soi,
Comme fait un traitant pour les deniers du Roi :
Où qu’ils jettent la main ils font rafles entières ;
Ils ne pardonnent pas même au plomb des gouttières ;
Et ce sera beaucoup si vous trouvez chez vous,
Quand vous y rentrerez, deux gonds et quatre clous.
J’apprends qu’on vous a vu cependant à Florence.
Pour vous donner avis je pars en diligence ;
Et je suis étonné qu’en entrant dans Lyon
Je vois courir du peuple avec émotion.
Je veux voir ce que c’est ; et je vois, ce me semble,
Pousser dans la prison quelqu’un qui vous ressemble,
On m’y permet l’entrée ; et vous trouvant ici,
Je trouve en même temps mon voyage accourci.
Voilà mon aventure, apprenez-moi la vôtre.
DORANTE.
La mienne est bien étrange, on me prend pour un autre.
CLITON.
J’eusse osé le gager. Est-ce meurtre ou larcin ?
DORANTE.
Suis-je fait en voleur ou bien en assassin ?
Traître, en ai-je l’habit, ou la mine, ou la taille ?
CLITON.
Connaît-on à l’habit aujourd’hui la canaille,
Et n’est-il point, Monsieur, à Paris de filous
Et de taille et de mine aussi bonnes que vous ?
DORANTE.
Tu dis vrai, mais écoute. Après une querelle
Qu’à Florence un jaloux me fit pour quelque belle,
J’eus avis que ma vie y courait du danger :
Ainsi donc sans trompette il fallut déloger.
Je pars seul et de nuit, et prends ma route en France,
Où, sitôt que je suis en pays d’assurance,
Comme d’avoir couru je me sens un peu las,
J’abandonne la poste, et viens au petit pas.
Approchant de Lyon, je vois dans la campagne…
CLITON.
N’aurons-nous point ici de guerres d’Allemagne ?
DORANTE.
Que dis-tu ?
CLITON.
Rien, Monsieur, je gronde entre mes dents
Du malheur qui suivra ces rares incidents ;
J’en ai l’âme déjà toute préoccupée.
DORANTE.
Donc à deux cavaliers je vois tirer l’épée ;
Et pour en empêcher l’événement fatal,
J’y cours la mienne au poing, et descends de cheval.
L’un et l’autre, voyant à quoi je me prépare,
Se hâte d’achever avant qu’on les sépare,
Presse sans perdre temps, si bien qu’à mon abord
D’un coup que l’un allonge, il blesse l’autre à mort.
Je me jette au blessé, je l’embrasse, et j’essaie
Pour arrêter son sang de lui bander sa plaie ;
L’autre, sans perdre temps en cet événement,
Saute sur mon cheval, le presse vivement,
Disparaît, et mettant à couvert le coupable,
Me laisse auprès du mort faire le charitable.
Ce fut en cet état, les doigts de sang souillés,
Qu’au bruit de ce duel trois sergents éveillés,
Tous gonflés de l’espoir d’une bonne lippée6,
Me découvrirent seul, et la main à l’épée.
Lors, suivant du métier le serment solennel,
Mon argent fut pour eux le premier criminel ;
Et s’en étant saisis aux premières approches,
Ces messieurs pour prison lui donnèrent leurs poches,
Et moi, non sans couleur, encore qu’injustement,
Je fus conduit par eux en cet appartement.
Qui te fait ainsi rire, et qu’est-ce que tu penses ?
CLITON.
Je trouve ici, Monsieur, beaucoup de circonstances :
Vous en avez sans doute un trésor infini ?
Votre hymen de Poitiers n’en fut pas mieux fourni ;
Et le cheval surtout vaut, en cette rencontre,
Le pistolet ensemble, et l’épée, et la montre.
DORANTE.
Je me suis bien défait de ces traits d’écolier
Dont l’usage autrefois m’était si familier ;
Et maintenant, Cliton, je vis en honnête homme.
CLITON.
Vous êtes amendé du voyage de Rome ;
Et votre âme en ce lieu, réduite au repentir,
Fait mentir le proverbe en cessant de mentir.
Ah ! j’aurais plutôt cru…
DORANTE.
Le temps m’a fait connaître
Quelle indignité c’est, et quel mal en peut naître.
CLITON.
Quoi ! ce duel, ces coups si justement portés,
Ce cheval, ces sergents…
DORANTE.
Autant de vérités. [...]
Pierre Corneille, La Suite du Menteur, Acte I, scène 1, 1643
1. Revoi : la terminaison sans -s est une licence poétique, il s'agit d'une rime dite « pour l'œil ».
2. Hyménée : mariage.
3. Faire gille : s'enfuir et se cacher.
4. Attendre le boiteux : attendre la confirmation d'une nouvelle.
5. Plâtrer l'affaire : arranger l'affaire.
6. Bonne lippée : bon repas gratuit.
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